L’intervention chirurgicale destinée à retirer une tumeur au niveau de la tête et du cou implique, très souvent, une étape de reconstruction. Pour remplacer les tissus retirés avec la tumeur, il est nécessaire d’en prélever à d’autres endroits du corps. Comment s’effectue cette greffe effectuée avec un lambeau libre ? Quelles peuvent être les zones « donneuses » ? Quelle préparation et quelles suites pour ces reconstructions ? Les réponses du Dr Maria Lesnik, chirurgienne à l’Institut Curie.
Qu’appelle-t-on un lambeau libre ?
« “Lambeau” désigne tout simplement un fragment de tissus — de l’os, du muscle, de peau, de la graisse ou bien d’une combinaison de tout cela -, associés à l’artère et à la veine qui les vascularisent. Cet ensemble est décroché d’une zone de prélèvement appelée zone donneuse, sur le corps du patient, remodelé puis greffé au niveau de la sphère ORL où nous souhaitons effectuer la reconstruction », détaille le Dr Maria Lesnik. Pourquoi parle-t-on de lambeau « libre » ? Tout simplement car, à un moment donné de la chirurgie, l’ensemble du lambeau est détaché du corps, avant d’être replacé sur la zone receveuse. Les vaisseaux irriguant le lambeau sont rebranchés sur des vaisseaux à proximité, ici au niveau du cou, afin que les tissus puissent être vascularisés et rester vivants.
Le lambeau libre diffère du lambeau pédiculé, qui n’est pas entièrement décroché. Dans le cas d’une reconstruction avec un lambeau pédiculé, les tissus nécessitant d’être déplacés sont détachés mais restent suspendus à leurs vaisseaux. Le fragment de tissu est simplement tourné pour être appliqué sur une zone toute proche. « Cette technique demeure fréquemment employée au niveau ORL car elle présente une grande utilité, par exemple pour des patients ayant été opérés à plusieurs reprises et pour lesquels les vaisseaux du cou ne peuvent plus servir pour y connecter de nouveaux vaisseaux », continue la chirurgienne. Elle cite en exemple les lambeaux pédiculés de muscle grand dorsal (deux tiers inférieurs du dos) ou de muscle grand pectoral : « Il est possible de décrocher une partie du muscle de ses attaches et de le tourner au niveau du cou, tout en conservant sa vascularisation d’origine. » Les reconstructions par lambeau pédiculé connaissent des indications restreintes puisque la zone donneuse doit se trouver à proximité de la zone receveuse.
« “Lambeau” désigne tout simplement un fragment de tissus — de l’os, du muscle, de peau, de la graisse ou bien d’une combinaison de tout cela -, associés à l’artère et à la veine qui les vascularisent »
Quand procède-t-on à des greffes avec lambeau libre ?
Ces reconstructions sont très fréquentes dans le cas de cancers de la tête et du cou. « La chirurgie est souvent le traitement de première intention, complétée ou non par de la radiothérapie qui est parfois associée à de la chimiothérapie », informe la spécialiste. L’ampleur de cette chirurgie dépend de la taille et de la localisation de la tumeur cancéreuse à réséquer. L’équipe chirurgicale veille également à toujours retirer des « marges de sécurité » autour de la tumeur, soit 1 cm minimum de tissus sains tout autour.
Les interventions chirurgicales ôtent systématiquement une partie, plus ou moins importante, des structures anatomiques accolées à la tumeur : une partie de la langue (glossectomie), de l’os de la mâchoire (mandibulectomie), etc. Plusieurs cas de figure peuvent se présenter :
- Si la quantité de tissus retirée est minime, l’équipe chirurgicale referme tout simplement la zone, sans conséquence sur sa fonction. À titre d’exemple, une chirurgie prélevant une toute petite partie de langue n’aura aucun impact sur l’élocution ou la déglutition et ne nécessitera pas de reconstruction.
- S’il n’est pas possible de refermer l’incision en l’état, si l’exérèse a créé une perte trop importante de volume ou si l’architecture du visage est impactée, une étape de reconstruction s’impose. Elle peut aller d’une simple greffe de peau, à l’ajout de muscles ou même d’os (si une partie de la mandibule, un sinus, le palais, le plancher orbitaire par exemple sont touchés).
La greffe par lambeau libre devient alors une option de reconstruction très prisée. Globalement, tous les cancers ORL peuvent être concernés, selon leur taille et les résections qu’ils impliquent.
Où sont prélevés les lambeaux libres ?
« Tout dépend des types de tissus dont nous aurons besoin pour la reconstruction. La zone donneuse est choisie en amont de la chirurgie, une fois le bilan complet de la tumeur effectué. Nous savons à ce moment-là quels tissus devront être enlevés et réfléchissons à la meilleure option pour les remplacer », répond le Dr Lesnik.
Les zones de prélèvement varient, mais la chirurgienne liste le « trio de tête » pour les reconstructions concernant les cancers ORL :
- Dans l’éventualité où il ne faut que de la peau, en petite quantité, pour recréer un bout de langue notamment, le prélèvement s’effectue le plus souvent sur la zone avant du poignet ou de l’avant-bras (lambeau libre antébrachial). Les différentes couches cutanées, ainsi que la graisse sous-jacente, sont prélevées sur un petit carré, ainsi que l’artère et les veines radiales associées. Une fois remodelé, le greffon est cousu à l’endroit désiré et les vaisseaux branchés sur ceux du cou. Ce type de greffe implique une étape supplémentaire, pour combler le « trou » laissé sur le poignet. Un nouveau prélèvement de peau, plus fine cette fois, est effectué ailleurs et placé sur le poignet. Ainsi, les deux zones « donneuses » disposent d’une couverture cutanée, certes fine, mais suffisante.
- Dans le cas où de plus gros volumes ou de plus grandes surfaces s’avèrent nécessaires, la zone du dos (lambeau libre de la région scapulo-dorsale) est privilégiée : « Nous utilisons souvent le muscle grand dorsal, ainsi que la peau qui le recouvre. Nous pouvons aussi y associer un petit morceau d’omoplate si besoin de fragments osseux. Ces lambeaux sont très versatiles et servent notamment pour reconstruire le sinus maxillaire, l’os et la muqueuse du palais, le volume de la joue, etc. », énumère Dr Maria Lesnik.
- Enfin, quand une partie de l’os de la mâchoire doit être retirée, le lambeau libre est généralement prélevé au niveau de la jambe, sur le péroné (lambeau libre de péroné ou fibula), l’os fin situé à côté du tibia. « Nous prélevons jusqu’aux deux-tiers de cet os, en laissant la partie haute et la partie basse qui servent à la stabilité du genou et de la cheville. »
Au-delà de ces trois localisations, l’équipe chirurgicale peut être amenée à utiliser des lambeaux libres provenant d’autres parties du corps (comme la partie antérieure de la cuisse par exemple).
Comment se déroule l’intervention ?
Dans l’immense majorité des cas, l’opération chirurgicale destinée à réséquer la tumeur et la reconstruction s’effectuent en même temps. « Nous travaillons à deux équipes. Pendant que la première s’occupe de retirer la tumeur, la seconde prépare le lambeau libre et ne le détache qu’au dernier moment pour entamer la greffe », explique la chirurgienne de l’Institut Curie.
L’intervention chirurgicale complète dure souvent toute une journée, plus ou moins longtemps selon sa complexité.
Est-ce que plusieurs opérations sont parfois nécessaires ?
« Le plus souvent, une seule intervention suffit. Dans de rares cas, il peut arriver qu’une reconstruction complexe soit programmée en plusieurs étapes », affirme Dr Lesnik.
Une greffe utilisant la technique du lambeau libre ne présente aucun risque de rejet. En effet, ce risque ne concerne que des greffons provenant de donneurs, face auxquels le système immunitaire déclenche une réponse destinée à supprimer l’élément considéré comme étranger.
En revanche, il peut exister un risque de nécrose du lambeau, si les vaisseaux permettant son irrigation se bouchent suite à la formation d’un caillot. « Une intervention d’urgence est alors pratiquée pour tenter de sauver la greffe. En cas de nécrose, malheureusement le lambeau doit être retiré et remplacé au cours d’une nouvelle intervention. »
Comment se préparer à une greffe avec lambeau libre ?
La préparation pré-opératoire est globalement la même, quels que soient le type et la localisation du cancer ORL. Maria Lesnik développe :« Un bilan complet est effectué pour connaître exactement la taille et la dissémination de la tumeur. Si la chirurgie est le traitement envisagé, le type d’intervention et de reconstruction est discuté en amont. Selon le lambeau choisi, des examens complémentaires seront effectués. Par exemple au niveau de la jambe, nous vérifions que les trois artères qui irriguent la zone soient bien perméables. Il est essentiel, si nous en prélevons une, que le reste de la jambe conserve une vascularisation efficace. »
Les patients pris en charge pour un cancer rare ORL connaissent très souvent un état de dénutrition. Un bilan nutritionnel et un suivi avec un nutritionniste-diététicien sont prescrits de manière quasi systématique. À ce suivi, s’ajoute une consultation en addictologie en cas de consommation de tabac et d’alcool. Le fait de fumer constitue un risque d’échec important lors d’une greffe par lambeau libre, à cause de l’effet délétère du tabac sur les vaisseaux.
« Selon le lambeau choisi, des examens complémentaires seront effectués. Par exemple au niveau de la jambe, nous vérifions que les trois artères qui irriguent la zone soient bien perméables »
Et après, quelles sont les suites opératoires ?
Les professionnels de santé anticipent autant que possible les conséquences des interventions et proposent des accompagnements complémentaires adaptés : ils peuvent comprendre un suivi avec un orthophoniste, un suivi psychologique, etc. « Dès lors que l’on touche aux voies aérodigestives supérieures, l’alimentation peut poser problème. Nous envisageons souvent une alimentation par sonde naso-gastrique ou par gastrostomie le temps de la cicatrisation, qui peut aller de 1 semaine à plusieurs mois. »
Une trachéotomie transitoire est très régulièrement pratiquée, dès lors que les gonflements post-chirurgicaux présentent un risque d’affecter la fonction respiratoire. Cette trachéotomie est posée pour une semaine à 10 jours en moyenne, parfois plus longtemps.
Quelles peuvent être les séquelles de ces greffes ?
Les greffes avec lambeau libre qui touchent la sphère ORL impliquent des enjeux très spécifiques, à la fois d’un point de vue esthétique et fonctionnel. « Nous tentons de réduire les cicatrices au maximum, a minima nous sommes obligés d’en créer une au niveau du cou. Quand la voie d’accès par le cou n’est pas suffisante, alors il y aura d’autres cicatrices, notamment au niveau du visage », reconnaît le Dr Lesnik.
Si la question de l’aspect physique constitue la principale inquiétude des patients avant ces chirurgies lourdes, la préservation des différentes fonctions se révèle tout aussi essentielle, à savoir l’élocution, la déglutition et la respiration. « Le fait d’enlever un morceau de palais, de mâchoire, de langue peut avoir de grandes conséquences. Nous tentons, autant que possible, de préserver une qualité de vie satisfaisante malgré la greffe. Il faut cependant savoir qu’un lambeau libre greffé est certes vivant, mais n’est plus innervé. Cela signifie qu’un muscle ne peut plus se contracter et qu’il n’y a plus de sensibilité au niveau de cette zone. »
Réapprendre à parler ou à manger avec une langue moins mobile nécessite une rééducation spécifique. « Les patients greffés sont suivis par des orthophonistes, afin de travailler sur l’élocution et sur la déglutition. Nous prescrivons également beaucoup de kinésithérapie, à la fois pour la rééduquer la zone donneuse, la zone receveuse et pour masser les cicatrices », conclut le Dr Lesnik.
Les soins de supports recommandés dépendront de chaque patient et de ses besoins. Il est possible d’y ajouter une ordonnance d’activité physique adaptée, bénéfique pour le rétablissement des personnes atteintes d’un cancer, quelle qu’en soit sa localisation.
Propos recueillis par Violaine Badie
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