Pertes, baisses ou distorsions de l’odorat sont fréquentes chez les personnes ayant été traitées pour un cancer tête et cou. Dans quels cas peut-on améliorer la situation ? Comment ? Emmanuelle Albert, orthophoniste au service ORL du CHU de Marseille, fait le point sur cette rééducation très spécifique.

Les altérations de l’odorat qui surviennent suite à un cancer des voies aérodigestives supérieures peuvent prendre différentes formes. Il est possible de souffrir :
- d’une perte totale de l’odorat ou anosmie ;
- d’une perte partielle de l’odorat ou hyposmie ;
- d’une perception distordue des odeurs ou parosmie ;
- d’hallucinations olfactives ou fantosmies.
Dans la majorité des cas, ces troubles sont temporaires et les capacités olfactives peuvent être restaurées, partiellement ou totalement.
Pourquoi est-il important de prendre en charge une perte ou une modification de l’odorat ?
« Les troubles de l’odorat ont des répercussions majeures sur le quotidien », assure Emmanuelle Albert. « Ils sont associés à une perte de plaisir alimentaire, peuvent créer un isolement social, freiner le retour à une vie normale après un cancer et représentent un vrai risque domestique. » L’experte rappelle que l’odorat est, avant tout, un sens d’alerte. Le danger, si l’on ne peut plus sentir correctement les odeurs, est multiple : confondre des ingrédients en cuisinant, ne pas se rendre compte qu’un aliment est périmé, ne pas s’apercevoir d’une fuite de gaz ou qu’un feu se déclare…
« La perte est souvent double, puisque les patients rapportent avoir perdu le goût en même temps que l’odorat », poursuit l’orthophoniste. « Tous ces facteurs peuvent générer de l’anxiété et il est nécessaire de considérer les troubles de l’odorat comme des symptômes très handicapants, qui altèrent grandement la qualité de vie.
Les modifications de l’odorat ne figurent pas toujours parmi les préoccupations médicales. Si la question ne vous est pas posée durant votre suivi, n’hésitez pas à aborder le sujet par vous-même, en indiquant les conséquences que ce trouble engendre dans votre quotidien. Si l’équipe soignante qui vous prend en charge n’est pas spécialisée dans ce domaine, elle peut vous aiguiller vers un professionnel qui pourra vous aider. Sachez également que, depuis la pandémie liée au Covid-19, de plus en plus d’orthophonistes de ville proposent un accompagnement pour rééduquer l’odorat.
» Tout savoir sur le suivi orthophonique après un cancer ORL.
Comment se déroule une rééducation olfactive ?
Comme le souligne Emmanuelle Albert, un suivi orthophonique est quasiment toujours proposé aux patients traités pour un cancer ORL : « Les orthophonistes interviennent dans plusieurs domaines, et notamment pour améliorer les troubles de la déglutition, très fréquents après une chirurgie et/ou une radiothérapie, qui ont affecté la langue, la bouche ou la gorge. L’orthophoniste évalue également les autres plaintes, comme les problèmes de goût et d’odorat. Nous sommes amenés à effectuer une gustométrie et une olfactométrie (évaluation des capacités gustatives et olfactives, NDLR) et à proposer un accompagnement adéquat selon la situation. »
» Plus d’informations sur les troubles de la déglutition ici
Le suivi dure au minimum 12 semaines. La fréquence des rendez-vous varie. « L’implication du patient, son investissement pour réaliser les exercices entre les séances, sont des facteurs majeurs dans la réussite de la rééducation. Tout ne peut pas se faire lors des rendez-vous, cela exige un travail quotidien pendant environ 3 à 6 mois. » Dans certains cas, l’orthophoniste va suggérer quelques exercices à réaliser soi-même. Il s’agit alors d’une simple guidance, une sorte d’auto-rééducation. La plupart du temps, une rééducation plus encadrée est nécessaire.
L’auto-rééducation olfactive
Emmanuelle Albert explicite : « Pour les patients présentant une baisse de l’odorat, nous pouvons leur proposer des exercices à effectuer au quotidien, de manière régulière et assidue : sentir un certain nombre d’odeurs que nous aurons déterminées ensemble, en fonction de leurs goûts, de leur histoire personnelle, de ce qui a de l’importance pour eux, de ce qui est facile à mettre en place… » Le but de ces exercices : déclencher une neurogenèse des cellules olfactives. Les neurones olfactifs ont cette faculté incroyable de pouvoir se régénérer quand stimulés correctement. « Nous proposons même de flairer plusieurs odeurs qui appartiennent à des familles différentes, afin de bien travailler tout le prisme olfactif. »
Le renouvellement des neurones olfactifs n’est possible que si les séquelles sont réversibles, comme suite à une radiothérapie, un chimiothérapie ou certaines chirurgies. La connexion entre la zone de l’odorat (dans le nez) et le bulbe olfactif (dans le cerveau) reste établie. Si les traitements ont altéré de manière définitive la zone de l’odorat (comme en cas de résection chirurgicale totale), une rééducation n’est pas possible.
La rééducation en cas de perte ou de baisse de l’odorat
Le plus souvent, un suivi régulier avec l’orthophoniste s’avère indispensable, comme le détaille Emmanuelle Albert : « La rééducation implique aussi des exercices d’auto-training comme décrits, associés à des exercices plus poussés réalisés en séance. » Elle cite un exemple : « En complément de juste sentir les odeurs, nous faisons appel à la mémoire, aux émotions, à tout ce que le patient sait de ces odeurs, ce qu’elles évoquent… Quand l’odorat est altéré et que l’on souhaite lancer cette neurogenèse des neurones olfactifs, nous avons besoin de raccrocher les perceptions au traitement cérébral des odeurs. »
Le travail de l’orthophoniste sera alors d’accompagner dans l’expression de toute la sémantique associée à l’odeur sentie, dans le déclenchement de toute réminiscence associée. Ce n’est seulement après que vient la reconnaissance exacte de l’odeur en elle-même.
Petite illustration : Vous voilà à sentir de la lavande. Premières choses qui vous viennent à l’esprit : les fleurs, la Provence, les placards de votre grand-mère qui y disposait des petits sachets de plante séchée pour chasser les insectes… Puis des émotions surgissent : la nostalgie, la joie, des souvenirs émus de vacances pendant votre enfance… Enfin, seulement après tout ça, votre cerveau connecte ces informations et identifie formellement la lavande. Ce cheminement cérébral, bien évidemment très rapide, est propre à l’histoire de chacun.
La rééducation débute toujours avec des odeurs présentant une forte puissance aromatique, pour pallier le manque d’odorat. Ce n’est qu’au fur et à mesure des semaines que le travail peut s’affiner, avec des odeurs plus subtiles.
Le cas particulier de la trachéotomie
Pour les personnes ayant subi une laryngectomie totale, la trachéotomie est un frein à la rééducation olfactive puisque l’air respiré passe désormais par la canule placée dans la gorge et non plus par le nez. Heureusement, une rééducation reste possible, en apprenant tout simplement à apporter de l’air dans le nez, par la gorge. Ce phénomène, appelé rétro-olfaction, est rendu possible grâce à une dépression d’air créée dans la cavité buccale, qui va faire remonter l’air et les molécules odorantes vers la cavité nasale. Cette technique porte un nom : le « bâillement poli ». Elle consiste, de manière très schématique, à bâiller la bouche fermée, en posant la main sur la canule pour empêcher l’air d’y entrer.

La rééducation en cas d’odeurs distordues
Parmi les troubles qualitatifs de l’odorat post-cancer ORL, les parosmies sont fréquentes. La perception des odeurs est distordue, c’est-à-dire que vous ne ressentez pas la bonne odeur par rapport à ce qui se trouve devant vous. L’orthophoniste Emmanuelle Albert illustre : « Dans les parosmies, la perception est soit incomplète, soit aberrante. Une odeur de rose, par exemple, comprend 400 molécules différentes, qui doivent chacune se connecter aux neurones olfactifs, qui doivent ensuite arriver, eux-mêmes, dans la bonne case au sein du bulbe olfactif cérébral pour que l’on reconnaisse cette odeur. La perception peut être incomplète, avec un certain nombre de neurones qui n’arrivent pas du tout, et/ou aberrante, avec un certain nombre de neurones qui n’arrivent pas dans la bonne case. Résultat, une erreur d’analyse, la rose ne sent pas la rose. Par l’entraînement, on peut arriver à retrouver une perception correcte et complète. »
Cette rééducation est plus spécifique : l’orthophoniste va vous faire sentir des odeurs appartement à la même famille olfactive, comme plusieurs types de fleurs, de manière à entraîner votre olfaction à la « discrimination fine ». Puis, l’exercice peut aller plus loin et resserrer encore le champ des stimulations olfactives. Dans la famille de la fraise, vous pouvez être amené à flairer le fruit, puis une glace à la fraise, un yaourt à la fraise, un bonbon à la fraise… Petit à petit, les perceptions s’affinent, les connexions neuronales se rétablissent.
Que peut-on attendre d’une rééducation de l’odorat ?
La probabilité de récupérer tout ou partie de l’odorat dépend de la cause du trouble, de l’intégrité des récepteurs sensoriels, mais également du temps écoulé depuis l’arrêt des traitements. « Il vaut mieux débuter la rééducation de manière assez précoce, cela permet d’obtenir de meilleurs résultats », assure Emmanuelle Albert. « Cependant, nous arrivons à obtenir des résultats significatifs même des années après les traitements. » Point essentiel : la réussite de la rééducation dépend en grande partie de l’adhésion au protocole de soin. Plus vous pratiquerez les exercices proposés et plus la récupération sera importante.
Notez qu’une rééducation olfactive prend du temps, au moins 3 mois, car la régénération neuronale est un processus lent.
Pour les personnes ne pouvant pas bénéficier d’une rééducation, ou chez qui les troubles n’arrivent plus à s’améliorer, la seule option restante est d’apprendre à vivre avec. Faire le deuil de son odorat peut être difficile. « Il faut apprendre à vivre autrement, avec les autres sens qui restent », conclut Emmanuelle Albert. Pour retrouver une forme de plaisir gustatif, cela peut se traduire par apprécier la texture des aliments, leur température, l’ambiance sonore du repas… Tout ce qui peut vous permettre de recréer un lien émotionnel avec votre alimentation.
Propos recueillis par Violaine Badie