Sabrina, retrouver confiance malgré sa gueule cassée

Résumer 8 ans de com­bat con­tre un car­ci­nome adénoïde kys­tique des glan­des sali­vaires acces­soires. Je relève le défis !

C’é­tait un lun­di, le 17 mai 2010. Le jour de mon six­ième mois de grossesse. Il était grand temps de faire une petite vis­ite chez le den­tiste. Je n’y avais pas mis les pieds depuis 5 ans. Il paraît que les dents des femmes enceintes sont plus frag­iles. Et puis je l’adore le Dr Ygal Danan, c’est l’oc­ca­sion de lui annon­cer la bonne nou­velle ! C’est un prati­cien bien­veil­lant et bril­lant, un de ceux qui vous font une piqûre dans le palais sans même que vous la sen­tiez. Bref, un magi­cien des soins den­taires chez lequel vous vous ren­dez en toute con­fi­ance, sans aucune appréhension.

L’ex­a­m­en est minu­tieux, comme à son habi­tude. Chaque dent est observée avec atten­tion, RAS. Un petit détar­trage au pas­sage. Pshi­i­i­i­i­i­i­it, pshi­i­i­i­i­i­it, pshi­i­i­i­i­i­it.
Une dernière véri­fi­ca­tion avant de me laiss­er repar­tir.
Son regard se fige, ses mâchoires se crispent.
“Sab­ri­na, c’est quoi cette boule ?”
“Laque­lle ?”
“Celle sur ton palais ! ”

J’avais le palais très incurvé donc je n’avais jamais sen­ti aupar­a­vant cette grosseur du côté gauche. Asymétrique et vas­cu­lar­isée, si car­ac­téris­tique des tumeurs malignes.

Avant même que le diag­nos­tic soit posé, j’avais com­pris. Pour­tant le Dr Boris Petelle me reçoit en con­sul­ta­tion dès le lende­main et met tout en œuvre pour me ras­sur­er. Mais, on ne fait pas une pho­to de votre palais, encore moins une biop­sie, pour un aphte… je ne suis pas dupe…
Le couperet tombe quelques jours plus tard.

Les ques­tions de tout ordre fusent alors. Pour­ront-ils me soign­er sans que cela impacte la san­té de mon bébé ? Com­ment vont-ils me traiter ? Avant ou après l’ac­couche­ment ? Pourquoi, à 29 ans ? Pourquoi pen­dant ma grossesse ? Pourquoi moi ?

Cer­taines de ces ques­tions trou­verons des répons­es… d’autres pas. Il va fal­loir appren­dre à vivre avec. De toute façon, la pri­or­ité est de m’ori­en­ter vers un cen­tre de soins. Je choi­sis Gus­tave Roussy. C’est le plus proche de chez moi et il dis­pose d’une cel­lule spé­cial­isée pour les femmes enceintes.

L’ex­térieur du bâti­ment n’est pas des plus engageants. Mais l’in­térieur est sur­prenant. Un grand hall mod­erne, des espaces de con­sul­ta­tions dis­posés autour d’un jardin intérieur, sur­plom­bé d’une ver­rière. Il y a pire con­texte… Ça paraît futile, pour­tant ces petits détails ont leur impor­tance. Sans compter sur la sym­pa­thie du per­son­nel à l’ac­cueil, du gar­di­en de park­ing ou encore des secré­taires. Un hôpi­tal de bisounours ! Et ça, ce n’est pas un détail !

C’est le Dr Stéphane Temam qui aura la respon­s­abil­ité de me débar­rass­er du cra­bius de mer­dus. Mais avant cela. Il va fal­loir qu’il fasse preuve de beau­coup de patience pour m’ex­pli­quer ce qui m’at­tend, sans pour autant m’ef­fray­er. Parce qu’à ce moment pré­cis, c’est à dire tout juste 8 jours après la décou­verte de la tumeur, j’ai dans l’idée que l’on va m’en­lever rapi­de­ment cette boule et que je vais pour­voir pour­suiv­re ma grossesse tran­quille­ment.
En fait… non ! Pas vrai­ment. Pas du tout même.

Avec toute la sérénité qui le car­ac­térise, le Dr Temam m’ex­plique qu’il va d’abord fal­loir faire des exa­m­ens radi­ologiques pour véri­fi­er l’am­pleur des dégâts. On pour­ra alors stat­uer sur le traite­ment adéquat.J’apprends deux semaines plus tard que la tumeur fait 6 cm et qu’il est ques­tion d’une inter­ven­tion en neu­rochirurgie. La base du crâne sem­ble touchée. Je n’échap­perai pas à la radio­thérapie. La dose max­i­male en IRMT : 32 séances env­i­ron 3 semaines après l’intervention.

Côté exérèse, le décor est plan­té. Et côté recon­struc­tion… qu’en est-il ?

Tenue bleu turquoise pour faire ressor­tir la couleur de mes iris. Je vais lui met­tre la pres­sion ! Il ne faut pas qu’il me rate ! Je suis une boule de com­plex­es mais jusque-là, j’avais trois détails physiques qui me ras­sur­aient : mes cheveux, ma poitrine, mes yeux. Il ne faut pas qu’il abîme mon regard !

En salle d’at­tente, avec ma mère, nous décou­vrons le sens du mot “patient”. Elle m’ac­com­pa­gne à beau­coup de ren­dez-vous. C’est sa façon de me soutenir et peut être bien de se ras­sur­er… sait-on jamais, si j’avais l’idée de lui cacher des informations…

Il est en retard, il paraît que c’est fréquent.
La douce Aline qui assure l’ac­cueil de l’e­space 6 me con­seille d’aller voir la psy­cho­logue, le Dr Frédéric Kolb me recevra après.

Je ne voulais pas y aller à cette con­sul­ta­tion psy ! On m’a presque imposé le ren­dez-vous ! On en a vu d’autres dans la famille et on a tou­jours tenu bon ! On sert les dents, on est sol­idaire et puis c’est tout !

Une heure plus tard, les yeux rougis, je retrou­ve ma mère.
Finale­ment, c’é­tait peut-être utile d’échang­er avec Madame Léger… J’en retiens un con­seil essen­tiel : ” Ne prenez pas tout en charge. Déléguez ! C’est vous le chef d’orchestre ! ” J’ai bien enten­du, de là à met­tre en œuvre…

C’est mon tour. Le Dr Kolb, chirurgien plas­ti­cien, dont tous me dis­ent tant de bien, a atten­du mon retour. Il est 13h. Nous ne sor­tirons de la salle de con­sul­ta­tion qu’à 14h30. Une heure et demie d’échanges intens­es. Je veux tout savoir ! Il va tout me dire.

La tumeur est mon­tée tout près de l’œil. On va le sauver mais il va fal­loir recon­stru­ire le planché de l’or­bite en plus de la mâchoire et du palais. On appelle ça une max­ilec­tomie totale.
Une journée entière au bloc. On retire le car­ci­nome avec de larges marges de résec­tion. C’est à dire que l’on enlève les tis­sus sains autour de la tumeur pour les analyser au cours de l’opéra­tion. On véri­fie qu’ils ne con­ti­en­nent plus de cel­lules can­céreuses. Tant que l’on trou­ve des traces de crabe, et que l’on peut retir­er les tis­sus touchés, on con­tin­ue ! C’est la meilleure façon de lim­iter les risques de récidive.
Je vais ressor­tir épuisée de l’opéra­tion, pass­er quelques jours en soins inten­sifs. Je serais prob­a­ble­ment trans­fusée car je vais per­dre beau­coup de sang. Je serai nour­rie par sonde naso­gas­trique jusqu’à ce que je puisse me réal­i­menter par la bouche.
Je vais égale­ment être tra­chéo­tomisée car je serai trop enflée pour respir­er par le nez.

Assise sur le fau­teuil d’aus­cul­ta­tion, je sers les accoudoirs. Mon front per­le. Le malaise vagal s’in­vite. Je ne veux pas qu’il s’en aperçoive, j’ai encore des ques­tions. Poursuivons.

Pour la recon­struc­tion, on va pren­dre un bout de car­ti­lage costal pour le planché de l’or­bite, la pointe de l’o­mo­plate pour le palais et du mus­cle scapu­lodor­sal pour combler tout ça. Il faut met­tre de gros lam­beaux car la radio­thérapie va griller les tis­sus et les faire rétrécir.Les risques sont nom­breux mais je suis jeune, avec une hygiène de vie rel­a­tive­ment saine, les auto­gr­effes devraient bien se pass­er. De toute façon, il n’y a que 3% de rejets, je ne vais quand même pas cumuler les raretés !

Je com­prends qu’au-delà d’être un médecin empathique et bien­veil­lant, le Dr Kolb est un artiste, un orfèvre. Il va tout sim­ple­ment sculpter mes os pour leur don­ner une nou­velle fonc­tion. Alors quand il m’in­forme de la pos­si­bil­ité d’une inter­ven­tion plus légère et plus rapi­de, sans recon­struc­tion, avec une sim­ple pro­thèse… même au bord de l’é­vanouisse­ment, je refuse. J’ai 29 ans, je suis trop jeune pour cela !
Sur le pas de la porte je con­clus : “En gros Doc­teur, vous êtes en train de me dire que je vais en chi­er ?“
Oups, c’est sor­ti tout seul…

Quelques années plus tard, lorsque je vois le méchant de Sky­fall retir­er sa pro­thèse devant M, je suis con­fortée dans ce choix ! Au fait, pourquoi les défig­urés sont-ils presque tou­jours les méchants au cinéma ?

Après cet échange éprou­vant, je me sens soulagée, aus­si para­dox­al que cela puisse paraître. Je vais en baver mais tout sem­ble sous con­trôle. En tout cas, le Dr Kolb est motivé pour faire au mieux, il a de l’ex­péri­ence et il ne m’a rien caché. Il a même con­sen­ti qu’avec la couleur de mes yeux, il serait dif­fi­cile de dis­simuler les traces de l’opération.

J’es­saie de me ras­sur­er sur mon futur vis­age. Mais il n’y a pas à tor­tiller, je ne serai jamais plus comme avant.
Avec mes cheveux, des lunettes et du maquil­lage, j’au­rais bien assez d’ar­ti­fices pour dis­simuler les cica­tri­ces. Enfin, j’espère…

1er août 2010, veille de l’opéra­tion. Cela fait 2 mois et demi que j’ai été diag­nos­tiquée.
Jusqu’à là, j’al­lais bien. C’est main­tenant que ça va se com­pli­quer !
C’est un dimanche. J’ar­rive à l’hôpi­tal en fin d’après-midi. L’am­biance est pesante. Peut-être parce qu’en ce mois esti­val le ser­vice est plus calme. Peut-être parce que l’on est dimanche. Sûre­ment parce qu’en me retrou­vant dans cette cham­bre sor­dide, je com­mence à réalis­er ce qui m’at­tend… Rien ne sera jamais plus comme avant.

Cather­ine, une des adorables infir­mières qui pren­dra soin de moi avec Rim et tant d’autres, apporte une boite de mou­choirs. Peut-être bien que j’ai enfin le droit de pleur­er… Main­tenant que l’on me prend en charge c’est peut-être pos­si­ble… Peut-être bien que j’en ai besoin…

Dernier repas, douche à la béta­dine, dodo, douche à la béta­dine, bloc, dodo…

“Votre maman et votre mari ont appelé pour savoir si tout c’é­tait bien passé”

“Tout s’est bien passé Madame Le Bars.

Je ne com­prends pas…

Ha oui, on a préservé les dents jusqu’à la canine.”

“Je m’at­tendais vrai­ment à pire je t’as­sure. Le plus dur c’est ton œil cousu mais ça ira mieux quand ils élèveront les fils.”

“Madame, je vais enlever la can­ule
Essay­er de respir­er par le nez.
Fais un effort tout de même !

“Madame, on va vous trans­fér­er dans le ser­vice ORL.”

Je ne me sou­viens que de ces mots durant les 72 pre­mières heures.

Les jours suiv­ants, je récupère petit à petit. On retire peu à peu ce qui m’en­com­bre : la can­ule, les redons…
Reste cette mau­dite sonde naso­gas­trique et la per­fu­sion. Rien qui ne m’empêche de me lever mais tou­jours pas de douche en per­spec­tive. Pour­tant j’en rêve ! Je n’en ai pas la force mais je voudrais tant me débar­rass­er de tout ce sang et cette béta­dine qui ont séché sur mes cheveux ! C’est dégoûtant !

Un dimanche après-midi, Najet, mon aide-soignante adorée, mon ange-gar­di­en, fait appel à une de ses col­lègues. J’ai oublié son prénom mais j’ai tou­jours l’im­age de son vis­age ray­on­nant.
Elle pré­pare la petite salle d’eau pour me délivr­er. Quelques servi­ettes, une chaise devant le lavabo. C’est jour de fête !!!
C’é­tait douloureux mais que c’est bon des cheveux tout pro­pres ! C’est fou comme les petits plaisirs de la vie pren­nent une autre dimen­sion dans ce contexte !

Alors que je ne m’y attendais pas, cette expéri­ence capil­laire se trans­forme en guet-apens… Elles en prof­i­tent. Elles veu­lent que j’af­fronte le miroir !
Pas moi !
Depuis que je suis sor­tie des soins inten­sifs et que je suis mobile, j’ai demandé que l’on cache le miroir de la salle d’eau. Je ne veux pas me voir ! C’est trop tôt ! Mes sen­sa­tions suff­isent à imag­in­er ma face d’Ele­phant Man.

Pour­tant, elles insis­tent les bour­riques ! Ma mère au pre­mier rang soutenue par les infir­mières et aides-soignantes. Sacrée équipe !
“Tu t’imag­ines sûre­ment pire que la réal­ité ! Ça a déjà bien dégon­flé !“
Je n’ai pas la force de résis­ter.

Le chemin va être long.…

D’au­tant plus long que le ther­momètre s’af­fole. Le lam­beau prend un aspect sus­pect. Une odeur nauséabonde s’in­stalle…
Quelques coups de scalpel par ci par là n’y font rien.
Après plusieurs jours, il n’y a plus de doute. La nécrose ronge irrémé­di­a­ble­ment la greffe.

Trois semaines plus tard, il faut recom­mencer… ou envis­ager la pro­thèse.
Le Dr Kolb passe à nou­veau une longue heure à mon chevet. Il s’ex­cuse même de cet échec, c’est dire s’il est hum­ble ! Il n’y ait pour­tant pour rien.! La grossesse récente explique peut-être cette nécrose du fait d’un défaut de vas­cu­lar­i­sa­tion. On ne saura jamais. De toute façon, il faut pren­dre une déci­sion !
Recon­stru­ire c’est repar­tir presque à 0. En ai-je la force ? J’ai hâte de retrou­ver ma fille, elle me manque telle­ment. Elle n’a que 7 semaines et a déjà passé la moitié de sa vie sans sa maman.
Mais je suis encore une jeune femme. Mon choix va impacter le reste de ma vie…
Même si je sais que je veux la recon­struc­tion, j’ai besoin que mon chirurgien et le porte de ma fille me con­for­tent dans ce choix. J’ai besoin de savoir qu’ils ont con­fi­ance en moi.

Douche à la béta­dine, dodo, douche à la béta­dine, bloc, dodo…

“Votre maman et votre mari ont appelé pour savoir si tout c’é­tait bien passé”

“Tout s’est bien passé Madame Le Bars.”

La recon­struc­tion seule est moins épuisante. Je récupère plus vite. Mais je préférais la ver­sion fati­gante, je ressen­tais moins la douleur. Je sors de l’hôpi­tal en moins d’une semaine mais la par­tie est loin d’être terminée…

Je vous épargne, le détail des douleurs, l’an­goisse de la tra­chéo­tomie, le sevrage de la mor­phine et ses douces hal­lu­ci­na­tions, les nuits de nausées, le super sexy con­for­ma­teur nasal, la sonde naso­gas­trique rejetée, l’in­fec­tion noso­co­mi­ale bien cachée, la radio­thérapie éprou­vante, le stress des exa­m­ens de con­trôle, la liste inter­minables des séquelles, la ménin­gite comme un rap­pel à l’or­dre … Je ne vois pas qui pour­rait être intéressé par tous ces détails sor­dides. Le scé­nar­iste de Dr House peut être ?

Je préfère évo­quer le sou­tien de ma famille, de mes amies, du per­son­nel soignant… Les nou­velles pre­mières fois, comme une renais­sance. Les retrou­vailles avec ma fille ou plus exacte­ment, le véri­ta­ble début de ma vie de maman. J’ai survécu, je deviens enfin mère et non plus géni­trice. Elever ma fille suff­isam­ment longtemps pour lui trans­met­tre mon amour de la vie, pour l’aider à vol­er de ses pro­pres ailes, devient pos­si­ble, peut-être.

Portée par tout cet amour, je finis par m’adapter petit à petit à toutes les séquelles. Ou presque…
Mon vis­age est très mar­qué. Je ne me recon­nais pas. Je ne vois que cela dans le reflet du miroir. Sur les clichés c’est encore pire.Il faut pour­tant bien ressor­tir de la mai­son. Ressor­tir de l’hôpi­tal aus­si, même s’il est devenu un con­fort­able cocon. Aller chez le phar­ma­cien, faire quelques cours­es… Bref, retrou­ver un sem­blant de quo­ti­di­en. Il faut se bous­culer, il faut oser. Oser affron­ter le regard des autres.

Finale­ment, les pre­mières sor­ties ne sont pas si com­pliquées. Avec mon vis­age encore dif­forme, on croit à un acci­dent. On me ques­tionne. Je passe pour une war­rior.
Et puis je sors rarement sans ma fille. Elle est mag­nifique, elle attire tous les regards. Un vrai boucli­er : pen­dant qu’on l’ad­mire, on ne me voit pas.

Ren­con­tre inat­ten­due. La pétil­lante Diane Lafos­se glisse sa main experte dans ma bouche. Elle est gan­tée bien sûr. Peu de kiné ose ce type de mas­sage. Elle est une des rares spé­cial­istes. Les séances s’en­chaî­nent dans la bonne humeur, rarement dans la douleur.

Après quelques semaines, quelques mois, mon vis­age dégon­fle, douce­ment, lente­ment.
Le com­bat est moins vis­i­ble, restent les stig­mates. Les per­spec­tives d’amélio­ra­tion s’a­menuisent. Il va fal­loir se faire à cette nou­velle image. Plus je l’as­sumerai, plus je resterai indif­férente au regard d’autrui. Celui-là même qui me ren­voie trop sou­vent de la pitié, de la peur ou même de la moquerie.

Six mois après la radio­thérapie, j’ai enfin ren­dez-vous pour ma pro­thèse den­taire. Même si le Dr Temam avait tout fait pour préserv­er le max­i­mum de dents, il en man­quait tout de même qua­tre… Il me tarde donc de retrou­ver mon sourire tout entier ! Le Dr Kolb a recon­stru­it un beau vestibule me dit-on, mon appareil va donc bien tenir. Me voilà ras­surée !
Empreintes. Choix des nuances. Essayage. Ajuste­ment. Essayage. Miroir.

A ce moment pré­cis, j’au­rais du être ravie. D’au­tant plus ravie que peu de cen­tres de soins pren­nent en charge les pro­thès­es den­taires. C’est donc un priv­ilège de ne pas avoir à pay­er cet appareil dont le besoin est directe­ment lié à un can­cer et dont la valeur dépasse large­ment le mil­li­er d’eu­ros.
Je suis donc une priv­ilégiée. Mais une priv­ilégiée insat­is­faite : per­son­ne ne m’avait prév­enue pour les cro­chets ! Ces trois trucs qui gri­ment mon sourire !

“On ne voit que ça !”
“Mais non madame, c’est parce que vous souriez trop fort. Il suf­fit d’ap­pren­dre à sourire autrement. “
Sourire autrement ? Il est con­scient de ce qu’il dit mon­sieur le pro­thé­siste ??? Comme si mon iden­tité n’é­tait pas déjà assez entamée !? Il faudrait encore en ajouter une couche ! Et puis en plus ça bouge et ça fait mal! La colère gagne. Il fal­lait bien qu’elle se man­i­feste à un moment donné.

Heureuse­ment le Dr Stanis­las De Mon­tal­ier trou­vera les bons mots et les bons con­seils pour m’aider à apprivois­er ce bid­ule de métal et de céramique.
J’ai bien essayé de le con­va­in­cre de me pos­er des implants den­taires pour me libér­er de ces vilains cro­chets mais mal­gré mes sup­pli­ca­tions, il n’a pas cédé. C’est pour­tant un mon­sieur adorable. Telle­ment adorable qu’il a tout mis en œuvre pour me dis­suad­er. Des implants sur des tis­sus irradiés c’est bien trop dan­gereux… Ris­quer de per­dre ma mâchoire ou garder les cro­chets, ma rai­son ne m’a pas lais­sé trop le choix. Mais je n’ai pas changé de sourire pour autant ! Non mais !

Un des nom­breux points négat­ifs de la radio­thérapie, c’est qu’elle induit des effets sec­ondaires immé­di­ats et d’autres bien plus tardifs… Prenons l’ex­em­ple des lam­beaux gref­fés pour la recon­struc­tion. Ils sont tail­lés très gros, telle­ment qu’au début ils sont encom­brants. Une fois les œdèmes postradiques résor­bés, ils dimin­u­ent, comme prévu. Tout est bien en place, presque symétrique.
Et puis, d’un coup, après un an, boum. Les lam­beaux rétré­cis­sent plus que prévu. L’œil gauche dégringole. Ça ne va pas être pos­si­ble ! Je ne vais pas pou­voir rester comme ça ! Il y a presque 1 cm d’é­cart entre mes deux pupilles.

“Non ! On ne peut rien faire ! “
Com­ment ça on ne peut rien faire ? Depuis quand le Dr Kolb n’a pas de solu­tion ?
Il me fau­dra près de deux ans pour le con­va­in­cre de me repren­dre au bloc ! Deux ans de négo­ci­a­tion pour lui faire enten­dre ma déter­mi­na­tion ! Je vois dou­ble même après une réé­d­u­ca­tion orthop­tique, même avec des prismes. C’est un prob­lème fonc­tion­nel, l’ar­gu­ment fait mouche.

Depuis, je ne compte plus les chirur­gies recon­struc­tri­ces. Parce que for­cé­ment, avec une patiente comme moi, ça n’a pas marché du pre­mier coup.
On a com­mencé par des petites plaques de PDS. C’est un matéri­au résorbable qui per­met de recon­stituer de la matière au con­tact du car­ti­lage. Exacte­ment ce qu’il me faut pour retrou­ver cette symétrie tant espérée ! Il suf­fit de caler les plaques entre le globe ocu­laire et le car­ti­lage costal qui a servi à recon­stru­ire le planch­er de l’or­bite. Rien de plus sim­ple ! N’est-ce pas ?

Emplie d’e­spoir, je ray­onne à la vue du résul­tat.
Ce sera de courte durée.
Quelques jours plus tard, un dimanche, mon nez se met à saign­er. Il est com­plète­ment obstrué.
Allo les urgences…
En plein week-end, c’est le Dr Kolb que je retrou­ve. Il con­state avec déso­la­tion que les plaques ont pris la fuite et pour cela, elles n’ont rien trou­vé de mieux que d’é­clater ma cloi­son nasale. S’en suiv­ra une douloureuse extrac­tion des vilaines.

Retour à la case départ. Pour autant je ne suis pas prête à aban­don­ner. On était si près du but !
Alors on recom­mence en incur­vant les plaques.
Elles restent un peu plus longtemps puis rebelote.

Retour à la case départ. Pour autant je ne suis pas prête à aban­don­ner. On était si près du but !
Alors on recom­mence et cette fois on suture les plaques.
Elles restent beau­coup plus longtemps puis rerebelote.

Le sort s’acharne ! Mon corps refuse ces mau­dites plaques mal­gré toute l’ingéniosité du Dr Kolb. Qu’à cela ne tienne !
On essaiera à nou­veau avec du car­ti­lage costal, puis avec une pro­thèse en titane. On en prof­ite pour peaufin­er, un canal lacry­mal par ci, une reprise de cica­trice par là…
On com­plétera avec des lipofeel­ing (des injec­tions de graisse au niveau palpébral pour les expert.e.s).
Une, deux, trois, qua­tre, cinq, six, sept… Je ne compte plus les inter­ven­tions. C’est devenu un rit­uel. Je n’ap­préhende même plus.

Petit à petit, l’é­cart entre mes deux pupilles dimin­ue mais il faut se ren­dre à l’év­i­dence, je ne serai jamais celle d’a­vant. Mon corps a changé, mon esprit aussi.

Cela s’en ressent dans mon cou­ple. La rela­tion avec le père de ma fille s’é­ti­ole pro­gres­sive­ment. Il est resté mal­gré l’an­nonce de la mal­adie et m’a soutenue tant qu’il a pu. Je lui en suis recon­nais­sante et j’ai tout ten­té pour nous recon­stru­ire.
Rien n’y a fait. Le can­cer a accéléré la prise de con­science : nous étions faits pour partager un beau bout de chemin ensem­ble, mais pas tout le chemin. Il reste de notre his­toire ce que nous avons de plus précieux.

La sépa­ra­tion est immi­nente. Une nou­velle épreuve s’an­nonce. Para­doxale­ment, elle va me pouss­er à assumer ma nou­velle image. Je suis une maman épanouie. Ma famille et mes amis me chou­choutent. J’ai changé d’ori­en­ta­tion pro­fes­sion­nelle pour revenir à ma voca­tion pre­mière. Je suis bénév­ole pour une cause qui me tient à cœur. Il ne me reste plus qu’à rede­venir femme.

Qua­tre ans après les traite­ments, une ménin­gite m’a privé de mon oreille gauche. Cophose totale, acouphène, perte d’équili­bre… Il n’en faut pas moins pour me motiv­er à relever un nou­veau défi. Ne serait-ce pas le moment d’ap­pren­dre à danser ?

Je choi­sis la sal­sa. Kite à me lancer, autant y aller franche­ment ! Mais je ne suis pas si téméraire que ça… c’est avec mon amie Cécile que je fais mes pre­miers pas. 1 2,3 ; 5,6,7 ; Ariba !

La danse comme une réé­d­u­ca­tion. Les pas s’en­chaî­nent. Je dois garder le rythme. Les tours s’en­chaî­nent. Je dois garder l’équili­bre. Heureuse­ment, Ton­ton Thier­ry me prend sous son aile. Mal­gré mes dif­fi­cultés, il ne me lâche pas. Un maître de péd­a­gogie et d’empathie. Douce­ment, mais sûre­ment, je progresse.

La danse comme une thérapie. La sal­sa se danse à deux. Un homme et une femme. Une femme et un homme. Dans une même soirée, je me trou­ve face à une ving­taine de danseurs. Je n’ai plus le choix, je dois assumer ma gueule cassée, les yeux dans les yeux. Douce­ment mais sûre­ment, je reprends confiance.

Aus­si sur­prenant que cela puisse paraître, je décou­vre que je peux encore plaire.
Jusqu’à là, j’é­tais pour­tant per­suadée que l’on ne voy­ait que mes cica­tri­ces et mon asymétrie. Mais cer­tains regards sont suiv­is de sourires appuyés… tout n’est peut-être pas si noir ou si blanc. J’avais peut-être oublié quelques nuances de gris.

Gag­n­er en assur­ance, c’est gag­n­er en charisme. Pourquoi vouloir à tout prix revenir à la nor­mal­ité ? Pourquoi ne pas faire de ma dif­férence une force ?
Et puis le charme est bien plus effi­cace que la symétrie. Je vais vite m’en ren­dre compte. Plus vite que prévu.

Après quelques ren­con­tres déce­vantes, je suis lassée des coureurs de jupons. Mon physique attire encore des hommes certes, mais pas celui qu’il me faut. Le prochain pré­ten­dant va donc devoir faire ses preuves avant que je lui accorde ma con­fi­ance. Surtout que je me sens de plus en plus à l’aise dans ma nou­velle vie de maman céli­bataire, j’ai même un peu de temps pour m’oc­cu­per de moi. Rien ne presse. Ce sera mon idéal ou ce ne sera pas ! Et puis c’est tout !

Et puis c’est Bertrand. Un soir de juin en bord de Seine. C’est Bertrand qui voit au-delà des mes stig­mates, au-delà de la mal­adie. C’est Bertrand qui prononce ces mots débor­dants d’amour : je veux être le port d’at­tache vers lequel te reviens lorsque tu as besoin de repren­dre des forces.La suite, c’est notre his­toire. Notre belle his­toire. Notre mer­veilleuse histoire.

8 ans après la fin des traite­ments, je ne suis plus dans le com­bat mais encore dans la recon­struc­tion. La sur­veil­lance régulière reste néces­saire. J’ai appris à vivre avec, à vivre pleine­ment. Je suis heureuse, amoureuse et épanouie.
Comme dirait mon cher Dr Temam “A quoi bon vous soign­er si ce n’est pour vivre la vie que vous avez à vivre ?”

Sinon, pour le défi résumer, je me suis peut-être un peu embal­lée… j’au­rais dû lancer un défi pavé.

Sab­ri­na

Ma gueule ? Et alors ?
Ma gueule ? Et alors ?
C’est ma gueule !
Quoi, ma gueule ?

Quelle ques­tion aimerais-tu qu’on te pose ?
M’accorderiez-vous cette danse ?

Donc j’ai choisi cette ques­tion parce que la danse, pour moi, m’a beau­coup aidée dans… ma recon­struc­tion après les traite­ments. C’est une activ­ité que j’ai choisi de pra­ti­quer avec une amie qui m’est très chère et qui m’a encour­agée à… à pass­er le pas, parce que ce n’était pas facile… de com­mencer à appren­dre des dans­es latines, en l’occurrence la sal­sa, puisqu’on est face à face avec un parte­naire et que… il faut oser se… se mon­tr­er… avec toute la gêne que ça peut… représen­ter pour soi mais aus­si pour l’autre, qui est con­fron­té à notre vis­age… abîmé.
C’était aus­si un chal­lenge parce que… parce qu’ayant per­du l’audition, j’ai per­du l’équilibre avec. Donc…, suiv­re un rythme avec des dif­fi­cultés d’audition et… et avec une perte d’équilibre…, ça m’amène à faire… des petites cas­cades des fois avec… (rires) avec les danseurs au milieu de la rue­da.
Je suis tombée dans une super école, avec un prof très… très bien­veil­lant, qui m’a pris sous son aile, qui m’a redonné con­fi­ance et qui, au tra­vers de… de ses cours… m’a aidée à révéler… la féminité qui s’était un petit peu… éti­olée au fur et à mesure des traite­ments parce qu’on devient plus une malade par la force des choses qu’une… qu’une femme. Et donc… ce côté féminin, il était temps que je le retrou­ve, parce que je voulais… aus­si… aus­si retrou­ver… retrou­ver l’amour ! Et… et le fait de… de me sen­tir à nou­veau plus femme, ça m’a redonné plus con­fi­ance en moi, ça m’a… don­né l’envie d’oser… d’oser ren­con­tr­er un homme, avec lequel je suis main­tenant et… et qui… ren­force encore plus cette con­fi­ance, par des mots tout sim­ples… des mots… tels que… tels que : “J’aimerais être le port d’attache vers lequel tu reviens quand tu as besoin de repren­dre des forces.” Parce que… parce qu’il me sou­tient dans… dans mes démarch­es pour l’association et… et je trou­ve ça très beau… et parce que surtout, il voit… il voit la femme et pas la malade. Son regard va… va au tra­vers de… de mes cica­tri­ces, au tra­vers… de mon vis­age abîmé et… et je l’en remercie.

Mak­ing off
Quoi ? Ma gueule ?
Ah oui ! C’est là !

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