“Depuis que j’ai eu l’immense privilège de renoncer à l’alimentation par la bouche pour basculer dans l’univers merveilleux de l’entéral, j’ai par la force des choses abandonné l’idée d’aller au restaurant, ne me voyant pas déballer mon attirail devant le regard interloqué des autres clients. Non, vraiment, je n’arrivais pas à me projeter.
Pourtant, avec le temps et l’acceptation de ma situation, j’ai fini par me dire : mais pourquoi pas ? Il n’y a aucune raison que je reste définitivement exclu de cette composante de notre vie quotidienne, surtout dans le pays de la bonne bouffe. Alors, après de longues discussions, j’ai fini par convaincre mon épouse que ce serait chouette d’aller fêter mon anniversaire au restaurant, en amoureux. J’avais envie de revivre cette ambiance.
Nous sommes au ski, à Val Thorens, la veille de mon anniversaire, partis à la recherche d’un restaurant qui accepterait de nous accueillir en dépit de mon handicap. Ou plutôt de la contrainte qu’il induit : demander au restaurateur de me préparer des aliments mixés suffisamment finement pour que je puisse me les injecter avec ma seringue. Rien de bien compliqué, non ?
Eh bien il faut croire que si, car le premier dans lequel nous sommes entrés nous a poliment éconduits, arguant qu’avec le monde qu’il y a, ils n’ont pas le temps de faire du spécifique. Nous n’avons pas insisté, sentant que nous n’étions pas les bienvenus. Je dois dire que mon épouse l’a mal vécu. Mais nous n’avons pas renoncé, et un peu plus loin, nous nous arrêtons devant la carte d’un autre restaurant, à la recherche de quelque-chose qui pourrait me convenir.
Il est clair que même mixée, une tartiflette ou une fondue auront du mal à se frayer un chemin jusqu’à mon estomac. Mais une soupe, par exemple, pas de problème. Alors justement, la carte en propose deux, dont une « soupe du jour » qui éveille notre curiosité. Nous entrons. Nous tombons sur le patron, un homme accueillant, qui nous écoute, souriant. Il nous demande alors de l’attendre, il file à la cuisine, et revient avec un bol de cette fameuse soupe du jour, pour me demander si la consistance me convient. Que dire de plus ? Nous réservons donc pour le lendemain. Et nous ressortons, soulagés et enthousiastes, ravis d’avoir trouvé quelqu’un qui nous a écoutés et compris.
Et nous n’avons pas été déçus. A peine arrivés et installés à notre table, une serveuse vient nous voir, et rapidement, nous comprenons qu’elle a été briefée par son patron. Quand nous avons choisi de prendre un cocktail sans alcool, elle m’a proposé de retirer les feuilles de menthe afin que je puisse l’injecter sans problème. Ensuite la soupe, et au moment du dessert, auquel je n’avais pas réfléchi, elle me propose de prendre des boules de glace fondues. Tout simplement. Evidemment servies en musique, bougie et joyeux anniversaire, tout le restaurant a applaudi, bref un moment délicieux.
Comment dire ? Nous avons passé une soirée inoubliable, toute simple, et ce grâce à la bienveillance et la compréhension d’un restaurateur qui a une haute idée de son métier : le service.
Je pense que nous avons définitivement fait sauter cette barrière psychologique, et que désormais, la seule difficulté sera de trouver d’autres restaurateurs avec la même ouverture d’esprit. Je suis certain que nous y arriverons.”
Mathieu Lecompte-Boinet – Avril 2024