Dans le regard de Sylvie

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C’est un can­cer… Non pas un can­cer du sein, pas un mélanome, un can­cer de la peau mal situ …il s’appelle car­ci­nome épi­der­moïde infil­trant, kéra­tin­isant situé sur une zone ORL, on le classe dans les can­cers des VADS (Voies Aéro Diges­tives Supérieures)

Eh oui le soleil n’est plus mon ami…Pourtant quand j’étais petite fille, il y a plus de 50 ans, ma maman ne me pro­tégeait pas du soleil, bien au con­traire, elle me dis­ait que pour bronz­er il fal­lait attrap­er des coups de soleils. C’était ce qu’on pen­sait dans les années soix­ante. Les indus­triels de la cos­mé­tolo­gie nous vendaient même de l’huile ou de la graisse à traire sans aucun fil­tre solaire afin de mieux brûler,… heu…… je veux dire bronzer.

Blonde, yeux bleus, peau claire, aujourd’hui j’ai dépen­sé tout mon cap­i­tal solaire….et pour­tant j’ai cessé de m’exposer dans les années 80.

Il n’y a pas que le soleil, il y a aus­si tout ce qu’on nous vend pour se met­tre sur la peau afin de paraître plus jeune, plus bronzée, plus en forme, plus désir­able, plus belle quoi…..

Et puis il y a aus­si tout ce qu’on respire, ce que l’on met dans les champs, dans le jardin, dans la mai­son, dans les mag­a­sins, sur soi afin que ça sente bon, que l’on sente bon…c’est la guerre aux odeurs soit dis­ant mauvaises…les vilaines, la foire aux odeurs pour nous don­ner l’envie d’acheter, de con­som­mer, ….l’envie d’avoir envie comme dis­ait l’autre !

Et puis il y a tout ce qu’on mange, on ne sait pas d’où ça vient, com­ment ça a été cul­tivé, com­ment ça a été trans­for­mé, et tout ce que cela con­tient vrai­ment pour que ça se con­serve aus­si longtemps, pour être aus­si bril­lant, autant col­oré, aus­si attirant….

Et puis….il y a ….tout ce qu’on ne sait pas encore, tout ce qu’on n’a pas encore décou­vert, tout ce qu’on ne nous dit pas …tout ce qui est soigneuse­ment lais­sé sous silence… pour ne pas faire peur,… pour ne pas per­dre d’argent au risque de devoir brandir la délocalisation…le spec­tre du chômage !

Et voilà…….le 1er décem­bre 2014 le chirurgien m’a enlevé cette petite tumeur qui pous­sait à l’extrémité de mon nez, sur la col­umelle (c’est ce qui sépare les 2 nar­ines). Cette petite tumeur ressem­blait à s’y mépren­dre à une ver­rue. D’ailleurs 2 der­ma­to­logues dif­férents “n’y ont vu que du feu” et l’on brûlée à 3 repris­es avec de l’azote liquide…

Aïe, Aïe Aïe !!! L’azote liq­uide sur la pointe du nez…faut s’accrocher. Mais cela n’était que les prémices des douleurs qui allaient m’accompagner durant les 4 années suiv­antes et qui sont tou­jours présentes. Et pour com­bi­en de temps encore ? La route est encore longue. Ces douleurs ont migré à dif­férents endroits de mon corps et dans mon esprit.

14 avril 2016 : descente aux enfers. La petite tumeur can­céreuse a récidi­vé en l’espace de 2 mois et mon nez ressem­ble main­tenant à celui de la sor­cière de Blanche Neige, en plus moche, plus gros et plus vio­lacé, comme quoi tout est possible…Elle peut aller se rha­biller la vielle sor­cière et foutre la paix à Blanche Neige !

Les chirurgiens m’amputent de la total­ité de la pyra­mide nasale et comme si cela ne suff­i­sait pas ils pra­tiquent un évide­ment gan­glion­naire dans le cou, et m’ouvrent d’une oreille à l’autre.

Quelques jours plus tard une interne, prob­a­ble­ment pleine de bien­veil­lance mais qui a encore beau­coup à appren­dre sur le méti­er me dira : “on a coupé dans les rides afin que ça ne se voit pas!” Trop gen­til, fal­lait pas ! au point où j’en suis !

Voilà, il va fal­loir appren­dre à vivre sans nez, avec un vis­age plat, avec un panse­ment au milieu de la face…qui comme le dit si bien l’expression, “se voit comme le nez au milieu du visage”.

C’est com­pliqué de respir­er avec une com­presse sur le trou, je ne peux pas porter de masque chirur­gi­cal, ni mes lunettes car l’os qui les sup­porte a été coupé. Alors au fil des semaines qui passent, les infir­mières vont redou­bler de génie et com­mencer à me fab­ri­quer des panse­ments de plus en plus sophis­tiqués, rival­isant les uns avec les autres, pour don­ner une sorte de vol­ume à mon vis­age. Elles s’envoient des pro­to­types par SMS. Tous les jours je me rends en taxi à l’hôpital pour que mes infir­mières chéries me changent les mèch­es qui sont dans les sinus et qu’elles me refassent le panse­ment. Ce sont des douleurs hor­ri­bles, lorsqu’elles mon­tent les mèch­es imbibées de vase­line dans mes sinus afin qu’ils ne se rétractent pas. Je m’accroche au fau­teuil, j’enfonce mes ongles dans le cuir avant de finir par ne plus tenir et hurler de douleur.

Ces voy­ages quo­ti­di­en à l’IGR sont, pour moi, l’occasion d’échanger avec les chauf­feurs de taxi qui m’accompagnent et de com­mencer à me con­fron­ter aux regards extérieurs à tra­vers la vit­re de la voiture. J’ai décidé de ne pas rester enfer­mée à la mai­son et de con­tin­uer à sor­tir comme si de rien n’était ou presque…

Je pressens que la bataille va être longue, j’ai besoin de forces, j’ai besoin de sen­tir la vie, de voir les autres, de sen­tir le vent, j’ai besoin de vivre et ce n’est pas en m’enfermant chez moi que je vais trou­ver tout ça.

Le pro­thé­siste et les infir­mières inven­tent un sup­port en sil­i­cone pour y fix­er les com­press­es qui masquent le trou béant….les semaines passent, c’est l’été, le début de la radio­thérapie et de la chimio­thérapie… 2 mois durant…  faire les allers/retours tous les jours.

Je n’ai plus de nez, le cou et les joues sont main­tenant brûlés par les rayons, couleur lie de vin et mes cheveux sont presque tous tombés. J’ai un look d’enfer !!! si je puis le dire ainsi.

Le pro­thé­siste et les infir­mières me cocoo­nent et per­fec­tion­nent encore le sup­port à panse­ment. Il a main­tenant des nar­ines et repose sur mon front ce qui me per­met de porter des lunettes… ça y est je sors du brouillard…et cepen­dant c’est déjà l’automne. Je suis de plus en plus regard­able selon moi…mais ce n’est pas l’image que me ren­voie le monde extérieur. Les gens me dévis­agent avec insis­tance, le regard tour­ment, anx­ieux, sans me faire un sourire, une petite atten­tion, sans oser me par­ler, craig­nant prob­a­ble­ment que je prononce le mot inter­dit “can­cer”.

Le can­cer c’est mor­bide, c’est la mort, c’est l’abime, c’est le gouf­fre dans lequel on pour­rait tomber ; alors il vaut mieux ne pas savoir, faire comme si …mais c’est impressionnant.

Ceux qui se risquent à me ques­tion­ner (en 4 ans les doigts des 2 mains sont ample­ment suff­isants pour les compter) se pren­nent la réponse de plein fou­et, en pleine gueule : can­cer ; alors embar­rassés ils dis­ent tous : “vous êtes courageuse”.

Non ce n’est pas du courage, c’est une pul­sion de vie et cette pul­sion de vie a besoin de se ressourcer dans les yeux de l’autre autrement que dans un regard d’effroi. Pas un regard de pitié, sim­ple­ment un sourire, un clin d’oeil, c’est ça le sou­tien. C’est ain­si que l’on se sent exis­ter dans les yeux de l’autre et c’est ce qui nous rend plus fort, c’est la vie.

Vous voyez le panse­ment et vous vous deman­dez ce qu’il peut bien y avoir en dessous.

Moi j’ai vu 4 jours après l’opération et main­tenant je ne peux plus me regarder dans la glace sans crier. Cette gueule ne m’appartient pas. Ce n’est pas moi. Non ce n’est plus moi !

Il va me fal­loir 8 mois pour enfin me regarder dans un miroir sans avoir peur, peur de moi, 8 mois pour tout douce­ment m’approprier cette face, 8 mois pour “re“naître.

Brice, le pro­thé­siste de l’IGR, a fait un tra­vail mer­veilleux pour moi. C’est un magi­cien. Il m’a fait un nez en sil­i­cone. Et comme pour les essayages en cou­ture, j’ai dû faire plusieurs essayages durant plusieurs semaines, afin qu’il moule, remod­èle, struc­ture, allège l’épithèse, et pour finir qu’il la maquille sur moi avec des pig­ments indélé­biles. 2 heures de maquil­lage avec un pan­el de pinceaux afin de fon­dre l’épithèse sur ma fig­ure et que ce nez ne fasse plus qu’un avec mon visage.

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C’était juste avant Noël 2016…je nais­sais. Brice a été mon Père Noël.

Les regards ont changés sur moi, je pas­sais inaperçue, enfin presque… Car une épithèse ça ne réag­it pas aux émo­tions, on a le rouge aux joues, la sueur sur le front et le nez qui reste couleur chair, comme figé. Et puis ça n’accompagne pas le sourire, le rire, toutes ces mim­iques que l’on a quand on vit. C’est du sil­i­cone et le sil­i­cone reste froid, lourd, ça sent la colle quand je le pose, il se décolle quand j’ai chaud où quand il fait froid. Alors je le touche sou­vent pour être sûre qu’il est bien en place. Et les autres finis­sent par com­pren­dre ce qui ne va pas sur mon vis­age. Mais ce n’est pas grave car je revis, je prof­ite, je me rem­plis de toutes ces nou­velles sensations.

Per­fec­tion­niste, Brice a ajouté un 2nd nez, plus col­oré celui-là. Ain­si il y avait le nez du matin et le nez de la fin d’après-midi quand on a plus de couleurs sur le vis­age, quand on est moins repos .

Ce nez en sil­i­cone m’a per­mis de m’approprier mon nou­veau vis­age, vis­age avec et vis­age sans. Quand je l’enlevais, je par­ve­nais à me regarder dans le miroir sans avoir peur de moi, regarder cette face de planche d’anatomie médi­cale, ce trou, faire mes soins toute seule, met­tre les seringues de sérum phys­i­ologique pour net­toy­er le mucus. Et oui ce n’est pas parce qu’on n’a plus de nez qu’il n’y a pas d’écoulement de morve, par con­tre on ne peut plus se mouch­er et il faut faire des lavages à la seringue.

Et puis les semaines ont passé, les bilans effec­tués tous les 3 mois étaient nor­maux, je vivais de plus en plus les lim­ites du sil­i­cone et j’ai com­pris que j’étais prête pour l’étape suiv­ante, celle que j’avais en tête depuis le jour de l’annonce du can­cer : la recon­struc­tion. Vivre sans cet organe m’était impens­able, inconcevable.

Encore de très gross­es épreuves, des souf­frances physiques mais incom­pa­ra­bles par rap­port au quo­ti­di­en psy­chique. La recon­struc­tion c’est au min­i­mum 8 inter­ven­tions chirur­gi­cales. On vous refait l’organe man­quant à par­tir d’autres élé­ments de votre corps, ce sont des lam­beaux de peau pris avec leur vas­cu­lar­i­sa­tion, les veines , les artères, c’est du car­ti­lage pris dans vos oreilles, ce sont des côtes pris­es pour refaire l’armature du nez, c’est un bal­lon implan­té sous la peau du crâne pour la faire se déten­dre, et qui est rem­pli chaque semaine avec du sérum phys­i­ologique, au bout de 2 mois on a l’équivalent d’une bouteille et c’est lourd (désolée mais je ne porterai pas le pack de 6 bouteilles!), c’est….

Alors je me suis mise à ressem­bler à …… ??? Innom­ma­ble, mécon­naiss­able, mon mari est passé devant mon lit sans me recon­naitre, puis Ele­phant Man avec mon bal­lon sous la peau du crâne, puis madame Dum­bo avec sa trompe et ses grandes oreilles, puis Dum­bo avec mes con­for­ma­teurs dans le nez en guise de plume mag­ique, puis Peg­gy avec son nou­veau groin, puis madame Tyson épouse du célèbre boxeur, puis…la prochaine inter­ven­tion aura lieu le 24 sept…c’est une surprise !!!

Et les regards dans tout ça ?

Ça continue…toujours les mêmes, regards inqui­ets, c’est impressionnant.

Alors si vous me voyez….SOURIEZ….RIEZ …… LA VIE EST BELLE !

Je n’ai pas fait la guerre de 14/18. Et pour­tant j’ai une gueule cassée, comme beau­coup de ces sol­dats de la pre­mière guerre mon­di­ale. Je leur suis d’autant plus recon­nais­sante que c’est grâce à eux, à leurs muti­la­tions au vis­age que la chirurgie plas­tique et de recon­struc­tion a pu autant pro­gress­er. C’en est à ce prix.

Le 11 novem­bre on fête le cen­te­naire de l’armistice.

Et s’il était pos­si­ble de sign­er l’armistice avec “cra­bius de merdus” ?

Ça vaut bien ma gueule !!!

Sylvie Pradier

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